Peut-on se libérer des préjugés pour mieux comprendre Khayyâm ?

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Essaie

Hassan Makaremi

2013

 

Intégrant la totalité des quatrains de Khayyâm

Traduit par : Charles Grolleau

Peut-on se libérer des préjugés pour mieux comprendre Khayyâm [1]?

« Imite, autant qu'il dépend de toi, les libertins
sape les fondements de la prière et du jeûne
Ecoute la parole de vérité d'Omar Khayyâm
Enivre-toi, vole sur les grands chemins [2]»

 

          Khayyâm est sans doute le poète persan le plus connu. Mais son existence et sa présence comme poète restent occultés par des nouages de mystère[3]. Connaitre sa vie, ses œuvres, ses pensées et ses apports dans les différents domaines de la connaissance et des savoirs humains demande un effort. Les moyens et les méthodes dont nous disposons pour atteindre cette compréhension demeurent limités. Mais si nous connaissons ses poèmes, ses écrits en persan et en arabe, d’autres textes anciens ou plus récents nous informent également à son sujet. Il existe aussi de multiples traductions de ses quatrains[4], dont les introductions sont souvent fort précieuses. Au sein des nombreuses études contemporaines consacrées à son œuvre, on peut citer les travaux de savants iraniens du 20ème siècle tels Ghani[5], Foroughi et Hédayat[6], qui ont utilisé les poèmes originaux de Khayyâm et certaines de leurs interprétations comme bases d’étude. 

           Comment qualifier ces savants d’il y a dix siècles ? Les classifications contemporaines semblent si peu adaptées à leur parcours. Comment se qualifierait Khayyâm ? Est-il philosophe, poète – au sens littéraire du terme –, mystique, homme de science, tout cela en même temps, ou encore autre chose ? Et de quelle spiritualité parlons-nous pour Khayyâm ? S’agit-il de métaphysique, cette science qui oppose matière et l’esprit, ou d’une certaine dimension esthétique de la poésie ? Et si nous parlons de philosophie, à quelle espèce de philosophe appartient-il ? Quelle est sa posture ? S’inscrit-il dans une réflexion sur le monde, fait-il usage de sa raison pour comprendre le sens de la vie, ou s’agit-il pour lui de faire face aux événements de l’existence avec patience ? Quant à son statut de poète, faut-il comprendre qu’il est celui qui possède l'art de combiner les mots, les sonorités, les rythmes pour évoquer des images, suggérer des sensations et des émotions ?

    Quoi qu’il en soit, Khayyâm nous communique ses messages par des mots. Des mots qu’il est nécessaire d’entendre dans le contexte de son temps. Khayyâm a vécu dans la même zone géographique que les poètes Ferdowsi et Attâr[7], il a été le contemporain d’Attâr pendant presque soixante-dix ans et ce, un demi-siècle après Ferdowsi. On peut ainsi imaginer que son vocabulaire diffère peu de celui de Ferdowsi et Attar.

    Pour revisiter la poésie de Khayyâm sans préjugés, comprendre le fond de son message, il faut d’abord s’attacher au sens de ses mots replacés dans leur contexte, ne pas tenter d’y accoler des adjectifs qui sont ceux de notre époque. Disons le simplement : Khayyâm est un être exceptionnel qui nous livre un message singulier. Voilà ce que nous retiendrons.

    Mais quel est ce message ? Il définit un autre univers ni complètement métaphysique ni purement épicurien. Un univers à la lisière du temps et de l’espace de la symbolisation : de gestes et d’états (ivresse, rêve,...), d’objets (le carafe, le vin, le coupe,…), de pratiques (de celles des chamans à celles qui donnèrent naissance à l’art rupestre) et de récits (de la mythologie à l’invention de la métaphysique et de « l’esprit »). Autrement dit, ce message ouvre un chemin qui nous renvoie de façon plus fondamentale et vertigineuse à l’invention de l’humanité.

    La naissance du concept de temps a pris du temps. Souvenons-nous qu’à l’origine, nous avions un seul et même mot pour nommer le temps et l’espace. Khayyâm impose là une réelle découverte, un  message fort. Il met le doigt sur le concept de temps que nous utilisons aujourd’hui.

    Mais nous allons voir cela plus précisément à travers les poèmes du grand Khayyâm. Khayyâm est un personnage ambivalent. S’il est le savant, le mathématicien, le philosophe, l’élève des plus grands savants de son époque laissant derrière lui des œuvres scientifiques et philosophiques majeures, et respecté comme tel, il est aussi ce poète écrivant des quatrains. Il est le premier poète à donner à cette forme de poésie, assez folklorique, une importance réelle. Cependant ses contemporains le voyaient davantage comme un savant. Il faudra attendre plusieurs dizaines d’années après sa mort pour qu’il soit reconnu en tant que poète, poète à qui l’on doit des dizaines, voire des centaines, de quatrains.

          Et son ambivalence ne s’arrête pas là. S’il est considéré comme l’un des personnages le plus contesté par le clergé, il est aussi le plus célèbre personnage iranien après la traduction d’Edward Fitzgerald.

          Comment réconcilier ces deux Khayyâms ? Faut-il négliger le premier Khayyâm, le savant mathématicien, respecté comme tel par les autorités de son époque ? Peut-on se concentrer uniquement sur sa poésie pour comprendre son discours, son message ?

          Une rumeur dit qu’il y aurait deux Khayyâms. D’une part, le poète épicurien, sans religion, hors la loi, allant à l’encontre des valeurs de l’Iran et de l’Islam ; d’autre part, Khayyâm le poète savant. Faut-il la croire ? Comment faire vivre ces deux personnages, aux paradoxes irrésolus, dans un seul et même individu, alors que nous manquons tellement d’informations ?

          Qu’avons-nous en notre possession pour mieux comprendre ?  Une série de poèmes en persan dont nous ne connaissons pas les auteurs, que nous signons Anonyme,  comme si Anonyme était le nom d’un poète.

          Les dictons, proverbes, phrases toutes faites, peuvent aussi nous aider à entendre la voix d’une culture. Sans doute ces sources sont-elles d’ailleurs le miroir le plus juste, dénué d’intermédiaire.

          Les quatrains attribués à Khayyâm – lus, publiés, réédités, traduits, chantés dans différentes langues – qui sont devenus sujets de discussions philosophiques et littéraires, ainsi que diverses recherches approfondies sont également à notre disposition. Ces quatrains qui sont le miroir d’une certaine dimension de la culture perse et de la culture de l’Homme.  

          Faisons l’hypothèse que, comme les poèmes Anonymes, les dictons et les proverbes, ces quatrains ont été écrits par la culture perse pendant des siècles. On pourrait comparer cela aux dessins des tapis perses, avec leurs symboles, leurs couleurs et leurs harmonies. Utilisés comme vecteur éducatif, écriture par excellence, ces tapis ont, pendant des siècles, servi à transmettre les éléments du langage iranien. Aux villageois sédentaires mais aussi aux iraniens nomades. On peut sans doute lire dans leurs dessins et symboles, des messages d’espoir, des souhaites, des volontés. Ils restent les témoignages de la vie de tout un peuple. Ces tapis perses sont comme des hiéroglyphes encore non décodés à ce jour.

 

          Mais revenons à Khayyâm : Parmi les différentes traductions et versions de ses quatrains, pour avancer dans notre tâche, nous avons choisi la traduction du perse au français que Charles Grolleau publia en 1902. Si ces quatrains révèlent un vrai sens esthétique, une finesse et une délicatesse de style, nous allons surtout tenter ici de nous rapprocher du contenu de leur discours. Décrypter les codes, comprendre le mystère de cette œuvre, trouver le message profond de ces poèmes – très proches du discours folklorique tant par leur forme et que par la richesse de leur message – sont autant de taches que nous nous fixons. Taches ardues mais au résultat accessible, car toujours pourvu de cette proximité avec le langage du quotidien, de ce bon sens populaire.

          Il s’agit d’abord de comprendre ce que l’Islam, deux siècles après son arrivée en Iran, a modifié. L’écriture n’est plus la même, une nouvelle administration a été installée à Baghdâd et une nouvelle religion s’est généralisée. Les historiens[8]ont aussi qualifié ces deux premiers siècles de Siècles du silence.

          Il faut attendre le milieu du 9ème siècle pour que les Iraniens se réveillent et se manifestent. Des protestations violentes, militaires et politiques – comme les mouvements de Saffârides en 1003,  de Ziarides en 1090 – émergent. Les iraniens s’infiltrent dans l’administration de Baghdâd, développent  leurs positions en architecture, en littérature et surtout en poésie. Au 10ème siècle, c’est l’apogée de la culture persane, grâce à des hommes comme Ferdowsi et Attar, qui ouvrent chacun une voie pour le développement d’une culture tournée résolument vers l’avenir. Des historiens et des bibliographes du 10ème et 11ème siècle parlent de la présence, parmi les poètes et savants, d’un homme né en 1048 et mort en 1131, disciple d'Avicenne, très respecté à Nichapour (au nord-est de l’Iran) et notamment par la dynastie Saljoghian. Nous connaissons à ce jour les noms de ses œuvres majeures[9] :

 

- Démonstration de problèmes d'algèbre.

- Traité sur quelques difficultés des définitions d'Euclide.   

- Le Zij i Melik Shahi, tables astronomiques.

- Un Manuel de science naturelle (titre inconnu).

- Lawazim ul Amkina, traité de science naturelle.

- El Kawn Val Taklif.

- El Vajud.

- Mizan ul Hukm.

- Traité sur les méthodes indiennes pour l'extraction des racines carrées et cubiques.

 

           Le temps passe. Une culture germe. Une branche de l’Islam s’installe en terre perse. La langue et la culture ancienne continuent d’évoluer dans un climat relativement calme de cohabitation avec la religion islamique. Les premières traces de quatrains, de forme populaire, datent de cette période. Les premières traces de quatrains réalisés par Khayyâm datent environ de 1193[10]. Le nombre de ces quatrains varie entre 158 et 637 pièces[11]. C’est en 1859 qu’Edward Fitzgerald  (1809-1883)  publie la traduction de ces quatrains en anglais et les attribue sans hésitation au poète et savant Khayyâm.

           Cet acte a deux incidences. Ces quatrains sont diffusés dans le monde entier et en plusieurs langues. Khayyâm devient populaire comme poète et comme savant. D’autre part,  on note une véritable dichotomique entre la personnalité du mathématicien, astronome, philosophe, savant respecté par la cité et celle du poète, auteur des quatrains[12]. Aujourd’hui encore, cette dichotomie ne cesse d’interroger, d’hanter les esprits[13]. Mais la polémique n’est pas ici notre sujet. Ces quatrains font partie intégrante de la culture perse. Ils ont traversé les siècles et ont aujourd’hui une dimension quasi universelle. Pourquoi cette longévité ? Cette popularité[14] ? D’où vient-elle ?

    Les partisans de la polémique s’arrêtent au conflit, à l’opposition, à cette contradiction au sein du même individu. Pour eux, l’individu est unique et indivisible. De fait, ils n’acceptent pas cette autre part, présente en chacun de nous, cette profondeur, cette couche enfouie produisant des questions et dépassant notre conscient.

    C’est Sigmund Freud qui découvre cette couche nommé inconscient à partir de souvenirs oubliés. Il lui donne un nom : l’inconscient. La poésie et le rêve, pour lui, sont les deux voies royales de manifestation de cet inconscient. Notre volonté ne peut y jouer aucun rôle.

          Depuis, on peut facilement accepter, qu’un savant respecté par la cité, les autorités sociales, scientifiques, morales et religieuses – à tel point qu’on le nomme Hojjat-al-hagh (Signe de présence de Dieu) – soit aussi l’auteur de poèmes remettant en cause profondément les bases des croyances. La voix de l’inconscient se sépare et se libère du contrôle du sujet. Ces poèmes, finalement, ne trouvent-ils pas leur chemin, leur écho, après des dizaines d’années tapis dans l’ombre de la culture orale et écrite, chez les poètes anonymes?

           Quoi qu’il en soit, il s’agit à présent d’étudier les poèmes eux-mêmes, de les décortiquer et de lancer des pistes. En s’interrogeant sur les signifiants et les familles de signifiants les plus utilisés dans ces poèmes.  

            Mais, avant tout, dans le périmètre de la langue persane, quel est le climat culturel, politique et  social de l’époque ? Plusieurs legs nous présentent aujourd’hui cette identité culturelle. D’une part, le Livre des Rois avec la mise en scène de la mythologie persane, d’autre part l’ascension de l’école de l’amour, la mystique ésotérique de l’école Khorasan, la production des chefs d’œuvres comme « Le langage des oiseaux » de Farîd al-Dîn Attâr. Dans ce décor, il y a des quatrains signés Khayyâm :

 

« Puisque notre séjour en ce couvent  n'est pas durable
sans l'Echanson et sans l'amour, quelle amertume que la vie !
O philosophe, combien durent les croyances anciennes et nouvelles ?
Puisque je dois partir, que m'importe si le monde est ancien ou nouveau ? »

 

    Quel est le pilier de l’Islam à l’époque en Nichapour, en Khorasan ? Les trois piliers fondamentaux sont : Unicité du créateur Allah, celui qui existe depuis toujours, possède un pouvoir et une connaissance absolus ; son prophète, le dernier avec le livre du Coran, qui transmet une parole directe venue d’Allah ; la présence du dernier jour, le jour où les êtres se réveilleront et seront jugés de leurs actes commis pendant leur vie sur terre. A l’issue de ce jugement, deux voies s’ouvrent : le Paradis et l’Enfer.

    Nous serons jugés par rapport à nos actes, par rapport aux interdits et aux obligations. Mais parmi les interdits absolus, intolérables, il y a le fait de douter de ces trois piliers.

En pratique, boire le vin est considéré aussi comme un interdit. Ce vin qui nous rend ivre et hors d’état.

 

« De cet esprit qu'on appelle le vin pur
on dit " C'est le remède d'un cœur dévasté "
Alors bien vite apportez-moi deux ou trois coupes pleines
pourquoi donc appelle-t-on cette boisson si bonne, l'eau maudite ? »

« Vraiment le vin dans la coupe est un gracieux esprit
une âme délicate habite aux flancs sonores de la jarre
Rien de lourd n'est digne d'être l'ami du vin
si ce n'est la coupe, car elle est, à la fois, et lourde et délicate. »

 

« Le monde étant périssable, je ne fais que de l'artificiel
je ne suis que pour la gaieté et le vin qui brille
On me dit " Que Dieu t'accorde le repentir ! "
Il ne le donne pas, et le donnerait-il, je n'en voudrais pas. »

          Si nous mettons en cause l’interdiction du vin, la mise en cause des autres interdits et obligations sera possible.

 

« Bien que je sois venu, très humble, à la mosquée
par Dieu, je n'y suis pas venu pour la prière
j'y suis venu pour y voler un tapis de prière
que le péché use…et j'y suis retourné plusieurs fois. »

 

« Mon cœur ne sait plus distinguer entre l'appât et le piège
un avis me pousse vers la mosquée, l'autre vers la coupe
pourtant, le vin, l'aimée et moi
nous sommes mieux cuits dans une taverne que crus dans un monastère. »

 

    Dans la poésie persane nous rencontrons quatre types de vin :

Le vin de l’ignorance, qui fait sortir de l’état de questionnement, rend incapable d’établir des relations de cause à effet, fait oublier la raison.  

« La vie passe, mystérieuse caravane
dérobe-lui sa minute de joie !
Porte-coupe, pourquoi t'attrister sur le lendemain de tes compagnons ?
Verse du vin…la nuit s'écoule. »

 

« Il me faut me lever pour chercher le vin pur
Toi, donne à mes joues la couleur du jujubier
Si la raison me tourmente encore, je lui cracherai au visage
une gorgée de vin pour qu'elle dorme ! »

 

          Le vin de l’étonnement ; boire permet alors de mieux comprendre, d’être plus sensible à la perception. C’est le vin compris comme intermédiaire. Les deux premiers poèmes de Ghazal Numéro 218 de Divan Hâfez de Chiraz en sont de bonnes illustrations:

« Échanson, notre entretien porte sur le cyprès, la rose et la tulipe,

Et cet échange se déroule avec trois coupes purifiantes !

Verse le vin, car nos mots, en jeune marié, sont aux limites de la beauté,

Tout cela a cours maintenant grâce à l’entremise du vin ![15]»

 

          Le vin qui change notre état pour nous permettre d’entrer dans un autre état, comme une expérience mystique. Citons les deux premiers poèmes de Ghazal numéro 178 de Divan de Hâfez :

« La nuit dernière, au point de l’aube, on me délivra de l’angoisse.

En ce Ténèbres  de la nuit on me donna l’Eau de la Vie.

Sous l’éclat du rayon de l’Essence on m’ôta à moi-même,

De la Coup de la manifestation des Attributs on me versa le vin[16]»

          Le vin du plaisir : 

« C'est le matin, humons un instant le vin couleur de rose
et brisons encore une fois sur la pierre ce vase de bonne renommée et d'honneur
Cessons de haleter vers ce qui fut longtemps notre espoir
et jouons avec les longues boucles et le manche sculpté du luth. »

 

    Boire le vin, en parler et le consommer, devient ainsi le premier pas vers la sortie d’un état de croyance et de pratique.

 

Je bois du vin, et l’on me dit, à droite et à gauche;
 «  Ne bois pas de vin, c’est l’ennemi de la religion ! » 
Quand j’ai su que le vin était l’ennemi de la religion,
J’ai dit   «  Par Allah ! Laissez-moi boire son sang, c’est un acte de piété. »

« Nous sommes retournés à notre débauche d'habitude
nous avons renoncé aux cinq prières
Partout où se trouve une coupe, tu nous verras
allonger le coup comme le cou d'une bouteille »

 

    Même si le créateur existe, il ne s’intéresse pas aux détails de notre vie charnelle, il fait les comptes de nos actes et nos gestes :

 

« Si maintenant deux mesures de vin te sont données
bois du vin dans toute assemblée, dans toute réunion
car Celui qui fit le monde ne s'occupe
ni de tes moustaches ni de ma barbe. »

    Khayyâm est un élève d’Avicenne. Les trois éléments à la base de la pensée d’Avicenne peuvent être résumés ainsi : « Il ne croyait pas à la résurrection des corps après la mort ; Dieu, peut savoir seulement l’essence de l’univers, et non pas des points particuliers, et troisième, est que Dieu est simple, incorporel, alors il n’a pas créé des choses dans leurs formes singuliers, mais dans leurs formes primaires erroné.[17]» Ces éléments peuvent être entendus comme faisant partie intégrante des messages des quatrains, des messages presque ironiques, sous forme de questions.

    Les trois bases fondamentales de l’Islam sont liées, de telle manière que chacune tient, en quelque sorte, les deux autres. Si on en élimine une, les deux autres s’écroulent naturellement. La définition d’Allah est dans le Coran, elle a été prononcée par son prophète. Et s’il n’y a, ni dernier jour, ni jugement dernier, quelle garantie pour le respect des paquets (interdits et les obligations) annoncés par le prophète et le Coran ? Un système de pensée bien soudé et fermé ? Le dernier jour (et son jugement) est l’interface, le passage entre les triangles : « Allah, Prophète- Coran, Le dernier jour » et les deux paquets. Dès que nous sommes dans le système du triangle de croyance, le respect des deux paquets est acquis naturellement.

« Le Coran, que les hommes nomment le Mot suprême,
   On le lit de temps à autre, mais qui le lit sans cesse ?
Ah ! Sur les lignes de la Coupe, un texte adorable est gravé
   Que la bouche, à défaut des yeux, elle-même, sait lire. »

« Nous et le vin et le banc de la taverne et nos corps d’ivrognes nous sommes
Insoucieux de l’espoir de la miséricorde et de la terreur du châtiment;
Nos âmes et nos cœurs, nos coupes et nos vêtements tachés de lie
Sont indépendants de la terre et du feu et de l’eau. »

Plein de désir, j'ai mis mes lèvres aux lèvres de la jarre
pour lui demander combien longue serait ma vie
Elle a collé ses lèvres aux miennes et m'a dit
" Bois du vin, tu ne reviendras pas en ce monde "

 

              Pour entrer plus en profondeur dans les quatrains, examiner les questions fondamentales qui y sont soulevées, il nous faut répondre à cette question : Quelles sont les signifiants et les paquets de signifiants utilisés le plus fréquemment dans les poèmes ? 

On pourrait les répertorier ainsi :

    -  Famille de l’environnement, la nature, l’univers, l’espace : soleil, lune, nouages, boite du néant, plateau du jeu d’échec, atelier, rideau, vieux karavansaray, univers, …

    -  Famille du temps : matin, jour, l’aube, nuit, matin, Nowruz (premier jour de printemps), printemps, …

    -  Famille des personnages historiques, mythologiques :

-        Kykhosrou, Kavoos, Jamshid, Bahram, Khosrô, Feridun  , … [18]

-        Mahmoud,  Ayaz, [19]

    -  Famille du vin : jar, vin, taverne, jus de raison, vers, rouge, couleurs des fleurs,…

    -  Famille des personnages hors du commun : libertin, fou, ivrogne, …

    -  Famille du/de la bien-aimé(e) : ange, amie, compagnon, idole, …

    -  Famille du créateur : ciel, solaire, roue, Dieu, Yazdân[20], celui qui donne, …

    -  Famille d’un autre monde : paradis, enfer, ange, ange de mort, …  

    -  Famille de la mort : tombe, prison, sous-sol, …

    -  Famille de la nature : rossignol, plage, fleur…

 

    Les 158 quatrains traduits par Charles Grolleau peuvent être placés dans certaines catégories inspirées de ces familles des signifiants.

Au sein de ce premier classement, trois types des quatrains se démarquent, offrant chacun à leur tour:

·       Une vision Khayyâmienne représentant le fondement et l’essence du message.

·       Un certain éloge du mode de vie libre et « hors cadre social », à tendance mystique et soufisme, concernant plutôt la manière de vivre. (8 quatrains)

·       Une diversité, qui livre ce que peut être considéré comme des messages généraux produits et transmis par chacun de nous. (19 quatrains)

 

    Mais comment ces familles de signifiants se lient-elles entre elles ? Et pour nous annoncer quels messages ? Nous allons tenter de relire et de classer  ces quatrains grâce aux thèmes qui lient les familles de signifiants citées. Ils peuvent être classés en 18 grands ensembles :

 

1-              Boire le vin, passer un bon moment avec la beauté de la nature, avec la musique en présence de chansons, faire la fête tant que possible, profiter du moment présent, ne pas se soucier de demain, ne pas questionner le passé et ne rien attendre du Ciel.

« Ne te dépense pas tant en tristesse insensée, mais sois en fête
Donne, dans le chemin de l'injustice, l'exemple de la justice
puisque la fin de ce monde est le néant
suppose que tu n'existes pas, et sois libre. »

 

2-              Avant nous, il y avait des rois, les autres, les belles, les riches et les pauvres. Ils sont partis et le vin que nous buvons aujourd’hui, est fait des terres issues de leurs corps et de leurs tombes. (39 quatrains)

Verse le vin rouge, couleur des tulipes nouvelles
tire le sang pur de la gorge de la jarre
car aujourd'hui, hors la coupe, je n'ai pas
un seul ami qui possède un cœur pur

 

Regarde, ainsi que je le fais, de tous côtés
dans le jardin, coule un bras du Kausar[21]
Le désert devient semblable au Ciel, tu peux dire que l'Enfer n'est plus
Assieds-toi donc au Ciel avec une amie au visage céleste

 

Une gorgée de vin vieux est meilleure qu'un nouveau royaume
Evite tout chemin, sauf celui qui conduit au vin…c'est mieux ainsi
Une coupe vaut cent fois mieux que le royaume de Feridun [i][22]
la tuile qui couvre la jarre vaut mieux que la couronne de Khosrô[23]

 

Bien que ta vie compte plus de soixante années, ne cède pas
où que tu ailles, ne marche pas autrement qu'en homme ivre
Avant que de ton crâne on fasse une jarre
ne descends pas la cruche de ton épaule et ne lâche pas la coupe

 

Il vaut mieux s'abstenir de tout, sauf de boire
et le vin est meilleur quand les beautés qui en sont ivres vous le servent dans un kiosque
Rien ne vaut d'être un ivrogne, un calendre, un vagabond
rien n'est meilleur que de boire depuis Mah jusqu'à Mahi [24]

 

Combien de temps encore serons-nous les esclaves des problèmes quotidiens ?
Qu'importe que nous vivions un an ou un jour en ce monde
Verse une coupe de vin
avant que nous soyons des pots dans l'atelier du potier

 

Remplis la coupe le jour naît, lilial comme la neige
apprends du vin quelle est la couleur du rubis
Prends deux morceaux de bois d'aloès et éclaire l'assemblée
fais un luth avec l'un, une torche avec l'autre

 

Sur le visage de la rose, un peu de brume flotte toujours
toujours en moi, dans mon cœur, vit le désir du vin
Ne dors pas! Qui t'a donné le droit de dormir ?
Chère, donne-moi du vin, le soleil brille encore

 

Bois de ce vin, c'est la vie éternelle
c'est ce qui reste en toi des juvéniles délices bois !
Il brûle comme le feu, mais les tristesses
il les change en une eau vitale bois !

 

Apporte-moi ce rubis dans un verre de cristal
ce compagnon, ce familier parmi les libres
puisque tu sais que ce monde de poussière
n'est qu'un souffle qui passe…apporte-moi du vin

 

Debout! Apporte le remède à ce cœur oppressé
donne le vin à l'odeur musquée, le vin couleur de rose
Veux-tu l'antidote de la tristesse ?
Apporte le vin, ce rubis, et le luth aux cordes de soie

 

Amis, lorsque vous êtes réunis
il faut que vous pensiez tendrement à moi
quand vous boirez ensemble le vin généreux, et que ce sera mon tour
videz votre verre jusqu'au fond

Amis, quand, à vos rendez-vous
vous jouissez des charmes l'un de l'autre
Quand l'échanson prend en main le vin Maghâni[25]
souvenez-vous, dans votre toast, d'un malheureux qui vous fut cher

 

Une seule coupe de vin vaut cent cœurs et cent religions
un trait de vin vaut l'empire de la Chine
Hors du vin, ce rubis, il n'y a point sur terre
une seule chose acide valant mille âmes douces

 

Chaque goutte que laisse tomber à terre l'échanson
éteint le feu de l'angoisse dans un œil attristé
Gloire à Dieu ! Tu admets donc que le vin
est un baume qui allège ton cœur de bien des peines

 

Ne laisse pas la tristesse t'étreindre
et d'absurdes soucis troubler tes jours
n'abandonne pas le livre, les lèvres de l'aimée et les odorantes pelouses
avant que la terre te reprenne dans son sein

 

Bois du vin, pour qu'il chasse au loin toutes tes misères
et la troublante pensée des soixante-douze sectes
Ne fuis pas l'alchimiste, car de lui
si tu prends seulement une gorgée, il fera s'évanouir mille soucis

 

Le vin est défendu, car tout dépend de qui le boit
et aussi de sa qualité et de la compagnie du buveur
Ces trois conditions réalisées, tu peux dire
qui donc boit du vin, si ce n'est le sage ?

 

Prends soin de me réconforter avec une coupe de vin
et de donner à ma peau ambrée la couleur du rubis
Quand je mourrai, lave-moi avec du vin
et fais avec du bois de vigne les planches de mon cercueil

Limite tes désirs des choses de ce monde et vis content
Détache-toi des entraves du bien et du mal d'ici-bas
prends la coupe et joue avec les boucles de l'aimée, car, bien vite
tout passe…et combien de jours nous restent-ils ?

 

Bien que le vin ait déchiré mon voile
tant que mon âme vivra, je ne la délaisserai pas
Mais, vraiment, ceux qui vendent le vin m'étonnent
que peuvent-ils acheter de meilleur que ce qu'ils vendent ?

 

Nous serons effacés du chemin de l'amour
le destin nous broiera sous ses talons
ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse
donne-moi du vin, car je deviendrai de la poussière

 

Maintenant, du bonheur il ne nous reste que le nom
hormis le vin nouveau, pas un vieil ami est resté
Ne détourne pas ton geste joyeux de la coupe
car aujourd'hui, c'est elle seule qui reste à notre portée

 

Ceux qui sont esclaves de l’intellect et des vaines subtilités,
Sont morts au milieu des querelles sur l’être et le non-être.
Va ! Toi le simple, choisis le jus de la grappe
Car les ignorants, d’avoir mangé des raisins sec, sont devenus comme des raisins verts.

 

Puisque la vie passe : qu’est-ce que Bagdad et Balk ?
La coupe une fois pleine, qu’importe son amertume et sa douceur.
Bois du vin, car souvent après ton départ et le mien, cette même Lune
Passera du dernier jour du mois au premier, du premier au dernier.

 

Partout ou se voit une robe ou un parterre de tulipes,
Fut répandu jadis le sang d’un roi :
Chaque tige jaillissant du sol,
C’est le signe qui orna la joue d’une beauté.

 

Le vin est un rubis liquide, et la coupe en est la mine,
La coupe est le corps dont le vin est l’âme.
La coupe de cristal où rit le vin
Est une larme dans laquelle est caché le sang du cœur.

Bois du vin… c’est lui la Vie éternelle,
C’est le trésor qui t’est resté des jours de ta jeunesse:
La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres !
Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie.

 

Donne-moi du vin, remède de mon cœur blessé,
Bon compagnon de ceux qu’a fatigués l’amour;
Mon esprit aime mieux l’ivresse et ses mensonges
Que la voûte des cieux, fond du crâne du monde

 

Puisque nul ici ne peut te garantir un lendemain,
   Rends heureux maintenant ton cœur malade d’amour.
Au clair de lune, bois du vin, car cet astre
   Nous cherchera demain et ne nous verra plus.

 

Lève-toi, donne-moi du vin, est-ce le moment des vaines paroles ?
Ce soir ta petite bouche suffit à tous mes désirs.
Donne-moi du vin, rose comme tes joues…
Mes vœux de repentir sont aussi compliqués que tes boucles.

 

Aujourd’hui refleurit la saison de ma jeunesse:
j’ai le désir de ce vin d’où me vient toute joie.
Ne me blâme pas même âpre, il m’enchante ;
Il est âpre parce qu’il a le goût de ma vie.

 

Le Printemps doucement  évente le visage de la rose;
Dans l’ombre du jardin, comme un visage aimé est doux !
Rien de ce que tu peux dire du passé ne m’est un charme;
Sois heureux d’Aujourd’hui, ne parle pas d’Hier.

 

Comme l’eau du fleuve ou le vent du désert,
Un nouveau jour s’enfuit de mon existence…
Le chagrin ne fit jamais languir ma pensée, à propos de deux jours :
Celui qui n’est pas encore, celui n’est est passé.

 

Ces atomes d’une coupe qu’il façonna pour l’emplir de vin,
Le buveur ne permettra pas qu’il soit dispersé au hasard.
Tous ces ornements délicats que ses doigts assemblèrent…
Pour l’amour de qui les fit-il ? En haine de qui les briserait-il.

 

Je tombais de sommeil et la Sagesse me dit:
« Jamais dans le sommeil, la rose du bonheur n’a fleuri pour personne.
Pourquoi t’abandonner à ce frère de la mort ?
Bois du vin !…Tu as des siècles pour dormir. »

 

Au printemps, sur la berge d’un fleuve ou sur le bord d’un champ,
Avec quelques compagnons et une compagne belle comme une houri,
apportez la coupe…ceux qui boivent la boisson du matin
sont indépendants de la mosquée et libre de la synagogue.

 

Je vis un homme, seul, sur la terrasse de sa maison
qui foulait sous ses pieds, avec mépris, de l'argile
et cette argile, dans son mystique langage, lui dit
" Calme-toi, un jour, on te foulera comme tu me foules "

3-    Aussi  l’adoration du plaisir et de l’amour, comme but suprême de la vie. (4 quatrains)

Chaque vœu de repentir, nous le rompons encore
et refermons sur nous la porte de bon renom
Ne me blâme pas si j'agis comme un exalté
car, une fois de plus, je suis ivre du vin de l'amour

 

L'amour qui n'est pas sincère est sans valeur
comme un feu presque éteint, il ne réchauffe pas
Le véritable amant, pendant des années, des mois, des nuits, des jours
ne goûte ni repos, ni paix, ni nourriture, ni sommeil

 

Ah ! Malheur à ce cœur d’où la passion est absente,
   Qui n’est pas sous le charme de l’amour, joie du cœur !
Le jour que tu passes sans amour
   Ne mérite pas que le soleil l’éclaire et que la lune le console

 

Quiconque arrose dans son cœur la rose de l’Amour
N’a pas un seul jour de sa vie qui soit inutile,
Soit qu’il cherche à aller au-devant de la volonté de Dieu,
Soit qu’il cherche le bien-être corporel et lève sa coupe.

4-    Changer la relation entre la connaissance et la sagesse officielle et prendre conscience de notre présence dans l’univers, un autre état de veille. (8 quatrains)

Combien de temps m'affligerai-je de ce que j'ai fait ou n'ai pas fait
et du souci de mener ma vie d'un cœur léger, ou non ?
Remplis la coupe, car j'ignore
si j'exhalerai ce souffle que j'aspire

Cette voûte céleste est comme un bol tombé le fond en l'air
et sous lequel sont prisonniers tous les sages
Toi, imite l'amour de la coupe et de la jarre
ils sont lèvre contre lèvre, bien que le sang coule entre eux deux

 

On ne peut consumer de tristesse le cœur empli de joie
ni détruire le plaisir de vivre en le passant à la pierre de touche
Il n'est personne qui sache le secret du futur
ce qu'il faut, c'est du vin, l'amour et le repos à discrétion

 

Jeunes, nous avons quelques temps fréquenté un maître
Quelques temps nous fûmes heureux de nos progrès
Vois le fond de tout cela que nous arriva-t-il ?
Nous étions venus comme l'eau, nous sommes partis comme le vent

 

Celui qui n’a pas vu croître et mûrir pour lui le fruit de la Vérité,
Ne marche pas d’un pied ferme sur la Route.
Quiconque inclina vers soi l’arbre de la science,
Sait qu’aujourd’hui est comme hier et demain comme le Premier Jour

 

Sache ceci : que de ton âme tu seras séparé,
Tu passeras derrière le rideau des secrets de Dieu.
Sois heureux…tu ne sais pas d’où tu es venu;
Bois du vin…tu ne sais où tu iras.

 

Personne ne peut passer derrière le rideau qui cache l’énigme ;
Nul esprit ne sait ce qui vit sous les apparences.
Sauf au cœur de la terre, nous sommes sans asile…
Bois du vin ! Ignores- tu qu’à de tels discours il n’y a pas de fin ?

 

Nul, parmi ceux qui ont interrogé le noir mystère
n'a fait un pas hors du cercle de l'Ombre
O Femme, quelle bouche sinistrement muette as-tu baisée
que tu nous aies tous crées silencieux et impuissants ?

5-              Les autres viendront, le Ciel tournera. Et surtout, personne n’a rien compris avant nous et ne comprendra rien après nous. Alors il faut boire le vin, profiter du moment présent.  Parmi ceux qui ont parlé, personne n’a raison, et surtout, plane un grand doute sur le jugement du dernier jour. Par conséquent, le triangle (Dieu, Prophète-Coran, jugement de dernier jour) se casse. Le Ciel prendra la place de ce triangle. Il n’y a pas un mort qui soit revenu pour nous dire ce qui se passe après, s’il y a un autre coté à la vie. (4 quatrains)

Pour parler clairement et sans paraboles
nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel
on s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'être
et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du néant

 

Ce vase, ainsi que moi, fut autrefois un douloureux amant; 
   Avidement il s’est penché vers quelque cher visage.
Cette anse que tu vois à son col,
C’est un bras qui jadis enlaçait un cou bien-aimé.

 

Tu n’as pas aujourd’hui de pouvoir sur demain ;
L’anxiété du lendemain est inutile.
Si ton cœur n’est pas insensé, ne te soucies même pas du présent ;
Sais-tu ce que vaudront les jours qu’il te reste à vivre ?

 

Si, dans la saison du printemps, un être aux formes de houri[26]
Me verse, sur le vert talus d’un champ, un gobelet plein de vin,
Bien que ceci puisse à tous sembler étrange:
Un chien vaut mieux que moi si je prononce alors le nom du Ciel.

6-              Cette mise en cause du dernier jour, peut avoir plusieurs conséquences :

D’abord, le concept de temps peut perdre sa linéarité, ainsi donc on remettra en cause le premier jour comme étant celui de la création et le dernier jour comme étant celui de la fin du temps. (5 quatrains)

Où donc est la limite de l'éternité à venir ou celle de l'éternité du passé ?
C'est maintenant l'heure de la joie, rien ne remplace le vin
Théorie et pratique sont au-dessus de ma portée
mais le vin dénoue le nœud de toute énigme

 

Bois du vin, ton corps un jour sera poussière
et de cette poussière on fera des coupes et des jarres
soient sans souci du Ciel et de l'Enfer 
pourquoi le sage se troublerait-il de telles choses ?

 

Puisque ma venue ne fut pas pour moi le jour de la Création
Et que mon départ est l’objet d’une sentence que j’ignore,
Lève-toi et ceins bien tes reins, agile porte-coupe,
Je vais noyer la misère de ce monde dans le vin.

 

Bois du vin, car tu dormiras longtemps sous l’argile,
Sans un intime, un ami, un camarade, une femme;
Veille à ne jamais dire ce secret à personne:
Les tulipes fanées ne refleuriront jamais.

 

Cette Intelligence qui rôde dans les chemins du Ciel
Te dit cent fois par jour :
 «  A cette minute même, comprend donc que tu n’es point
 Comme ces herbes qui reverdissent après avoir été cueillies.

 La création telle que la croyance monothéiste l’annonce, dans un court temps, sera mise en question.

Ensuite, le Ciel sera acteur non défini, non déterminé et méconnu, incapable de prendre la place du Créateur. Ce Ciel est partout, il nous accompagne depuis notre naissance, il existe et existera… Il sera le battement de notre cœur qui prendra la place du temps absolu. (2 quatrains)

O cœur, jamais tu ne sonderas le mystère
jamais tu n'éclairciras les subtilités des philosophes
Fais-toi un ciel du vin et de la coupe
car, au Ciel véritable, sais-tu si tu pénètreras jamais ?

 

Cette voûte céleste devant  laquelle nous restons interdits
nous savons qu'elle n'est qu'une sorte de lanterne magique
le soleil est la lampe, l'univers la lanterne
Et nous, les images qui tournent

 

7-              Alors les grandes déclarations, comme les fondements de notre compréhension, deviennent  comme le vent. (2 quatrains)

O Saki[27], ceux qui sont partis avant nous
se sont endormis dans la poussière de leur vanité
Va! Bois du vin et apprends de mes lèvres la vérité
tout ce qu'ils ont dit, ô Saki, c'est du vent

 

Ne te livre pas aux soucis de ce monde injuste
n'évoque pas le souvenir en deuil des trépassés
Ne donne ton cœur qu'à la fille de Péris[28], aux seins de jasmin
Aie toujours du vin ne jette pas ta vie aux vents qui passent

 

8-              Il n’y a ni dernier jour ni jugement ni obligation, donc ni Enfer ni Paradis. (6 quatrains) 

Va ! Jette de la poussière à la face du ciel
bois du vin, étreins la beauté
est-ce le moment de la prière et de la supplication
puisque, de tous ceux qui sont partis, pas un n'est revenu ?

 

Avant que le destin te frappe à la tête
ordonne qu'on t'apporte du vin couleur de rose
Pauvre sot, penses-tu être un trésor
et que l'on te déterrera après t'avoir enseveli ?

 

Je n’ai rêvé du ciel que comme d’un lieu de repos,
Car j’ai tant pleuré que je n’y vois qu’à peine.
L’Enfer n’est qu’une étincelle à côté de ce qu’a subi mon âme
Et je ne crois au Paradis que lorsque je goûte un instant de paix.

 

On dit que le jardin d’Eden enchante les houris;
Je dis que le jus de la grappe est seul délectable.
Tiens - t’en à l’argent comptant et renonce à un gain promis,
Car le bruit des tambours, frère, n’est beau que de très loin.

 

J’ignore si Celui qui façonna mon être
M’a préparé une demeure dans le Ciel ou dans l’horrible Enfer ;
Mais un peu de nourriture, une adorée et du vin sur le vert talus d’une plaine,
Cela, c’est de l’argent…garde pour toi le Ciel auquel tu fais crédit

 

Une cruche de vin, les lèvres de l’aimée, sur le bord d’une pelouse,
Ont tari mon argent, et ruiné ton crédit…
Toute la race humaine est vouée au Ciel ou à l’Enfer,
Mais qui jamais est allé en Enfer, qui jamais revint du Ciel ?

9-              Nous pouvons alors questionner l’intérêt de cette Création. L’utilité de nous mettre au monde. (2 quatrains)

Si j'avais été libre de venir, je ne serais pas venu
Si je pouvais contrôler mes pas, où donc irais-je ?
Ne vaudrait-il pas mieux qu'en ce monde de poussière
je n'aie pas eu à venir, à en partir…y vivre !

 

Ma venue ne fut d'aucun profit pour la sphère céleste
mon départ ne diminuera ni sa beauté ni sa grandeur
mes deux oreilles n'ont jamais entendu dire par personne
le pourquoi de cette venue et celui de ce départ

 

10-          Nous ne pouvons pas rendre responsable un autre que nous car le ciel est sans responsabilité. (3 quatrains)

A mon cœur attentif le Ciel a murmuré en secret
" Apprends de moi les commandements que j'ai décrètes
si j'avais pu quelque chose sur mes propres évolutions
le vin m'aurait préservé du vertige "

 

Le bien et le mal qui sont dans la nature humaine
le bonheur et le malheur que nous garde le destin…
n'en accuse pas le Ciel, car, du point de vue de la Sagesse
ce Ciel est mille fois plus impuissant que toi

 

Le bien et le mal qui sont dans la nature humaine,
Le bonheur et le malheur que nous garde le destin…
N’en accuse pas le Ciel, car, du point de vue de la Sagesse,
Ce Ciel est mille fois plus impuissant que toi.

 

11-          Les sentiments humains, les humeurs, sont de notre fait. Il n’y a de pas responsable dans un destin déjà écrit. Si dès le premier jour, dès la Création, tout est déjà écrit, de quoi puis-je être responsable ? (4 quatrains)

 

Sois heureux, car on a fixé hier ta récompense
et l'hier est bien loin, au-delà de ta portée
Sois heureux, sans que tous tes efforts aboutissent
hier, avec certitude, on a marqué ce que tu feras demain

 

O cœur, puisqu'en ce monde le vrai même est une hyperbole
pourquoi t'inquiéter à ce point de ce trouble et de cet abaissement ?
Livre ton corps au destin, et ton âme à la merci des heures
ce que la Plume a écrit ne sera pas raturé pour toi

 

Dès le commencement fut écrit ce qui sera:
infatigablement la Plume écrit, sans souci ni du bien ni du mal.
Le Premier Jour, Elle a marqué tout ce qui sera…
Notre douleur et nos efforts sont vains.

 

Ce que la Plume a écrit ne change jamais
s'en désoler ne procure qu'une tristesse profonde
même en subissant l'angoisse toute ta vie
tu n'ajoutes pas à celle-ci une goutte de plus

 

 

12-          Ce système de triangle et de deux paquets (interdits et obligations) a besoin, sans doute, des gardiens du temple. Ces gardiens peuvent devenir irresponsables, tricheurs, hypocrites. (2 quatrains)

Les corps qui peuplent cette voûte du ciel
déconcertent ceux qui pensent
Prends garde de perdre le bout du fil de la sagesse
car les guides eux-mêmes ont le vertige

 

Boire du vin et étreindre la beauté
vaut mieux que l'hypocrisie du dévot
si l'amoureux et si l'ivrogne sont voués à l'Enfer
personne, alors, ne verra la face du Ciel

13-          Alors, comme on ne sait pas grand-chose, devant l’orgueil et la tricherie des autres, soyons humbles et vivons entre êtres humains. Revenons aux règles sociales. Les lois sont faites par les hommes pour qu’ils puissent vivre ensemble sur cette terre et n’ont pas d’origines divines. (7 quatrains)

Ne suis pas la Sunnat[29], laisse les préceptes
ne refuse à personne le morceau que tu possèdes
ne calomnie pas, n'afflige pas un seul cœur
je te garantis le monde à venir apporte du vin

 

J'ai vu hier, au bazar, un potier
qui piétinait avec acharnement de l'argile
et l'argile lui dit, en son mystique langage
" Jadis, je fus vivante, ainsi que toi sois moins brutal "

 

O toi qui te crois sage, ne blâme pas ceux qui s’enivrent; 
   Laisse de côté l’orgueil et l’imposture.
Pour goûter le calme triomphant et la paix,
   Incline-toi vers ceux qu’on humilie, vers les plus vils.

 

Si assuré et ferme que tu sois, ne cause de peine à personne; 
   Que personne n’ait à subir le poids de ta colère.
Si le désir est en toi de la paix éternelle,
   Souffre seul, sans que l’on puisse, ô victime, te traiter de bourreau

 

Le mystère doit rester voilé aux esprits vils
Et les secrets impénétrables aux fous.
Réfléchis à tes actes vis-à-vis des autres hommes;
Il faut cacher nos espérances à toute l’humanité.

 

Sois prudent : la fortune est incertaine ;
Prends garde : le glaive du destin est acéré.
Si le sort te met des amandes douces dans la bouche,
Ne les avales pas;  du poison s’y mélange.

 

Puisque toute mission de la race humaine en ce désert
ce n'est que de souffrir et puis de rendre l'âme
le cœur allégé c'est celui qui s'en va bien vite de ce monde
et celui-là connaît le repos qui n'y est jamais venu

14-          Une certaine ironie et un point de vu assez moqueur met en évidence des paradoxes semblables aux paradoxes des fondamentaux des monothéistes. Un dilemme non résolu entre nos destins déjà écrits et la responsabilité de nos actes.  

Sur la route où je vais, en mille endroits, tu mets des pièges
tu dis " Je te prendrai si tu y mets le pied "
Pas un atome du monde n'échappe à ton pouvoir
tu ordonnes toutes choses et tu m'appelles révolté !

 

O Ciel, dans tes largesses, tous les misérables ont leur part
tu leur accordes la subsistance nécessaire au supplice de vivre
Mais je te le demande, ô Ciel, si tu étais un homme
donnerais-tu même une figue pour une félicité pareille ?

 

Seigneur ! Tu as brisé mon flacon de vin
Seigneur ! Tu as fermé sur moi la porte du bonheur
Tu as répandu mon vin pur sur le sol
que je meure ! Mais c'est toi qui es ivre, ô mon Seigneur !

 

Je bois du vin et quiconque boit comme moi en est digne
Si je bois, c'est chose bien légère devant Lui
Dieu savait, dès le premier jour, que je boirais du vin
si je ne buvais pas, la science de Dieu serait vaine

 

Que mon âme soit hantée par le désir d'idoles pareilles aux houris
que ma main, toute l'année, tienne la coupe pleine !
On me dit " Que Dieu te donne le repentir ! "
Il ne me le donnera pas, je n'en veux pas, n'en parlons plus

 

Je n’ai jamais mis en collier les perles de la Prière,
   Ni caché cette poussière de péchés qui souille mon visage; 
   C’est pourquoi je ne désespère pas de ta Miséricorde,
   Car je n’ai jamais dit que le Un était Deux.

 

Ne vaut-il pas mieux te dire mes secrètes  pensées dans une taverne
   Que me prosterner sans Toi devant le Mihrab ?
O Toi le Premier et le Dernier de tous les êtres,
   Donne-moi l’Enfer ou le Ciel, mais fais de moi ce que tu veux

 

Voici maintenant pour le monde un peu de bonheur possible,
Chaque cœur vivant a des aspirations vers la solitude.
Sur chaque branche, on croit apercevoir la blanche main de Moïse;
Chaque brise semble vivifiée par le souffle de Jésus.

 

Ceux qui, pendant quelque temps, ornent le Ciel
viennent, vont et reviennent, suivant l'heure
Dans la chemise du ciel et dans la poche de la terre
il est, puisque Dieu ne meurt pas, des êtres qui naîtront

 

Je ne suis pas homme à craindre le non-être
cette moitié du destin me plaît mieux que l'autre moitié
c'est une vie qui me fut prêtée par Dieu
je la rendrais quand il faudra la rendre

 

Etant vieux, mon amour pour toi m'a fait donner dans un piège
sinon comment se fait-il que ma main tienne cette coupe de Nebid ?
L'aimée a tué le repentir qu'enfanta la raison
elle a déchiré la robe que la patience a cousue

 

Dans la taverne, tu ne peux faire le Wuzu qu'avec du vin
et tu ne peux y purifier ton nom terni
Sois heureux le voile de notre tempérance
est si déchiré qu'on ne peut songer à le recoudre

15-          Dans un système n’ayant pas pour but précis le perfectionnement de la création, à quoi bon faire disparaitre et recréer ? Il y a là, peut-être, une certaine conception de l’évolution. (2 quatrains)

A quoi bon la venue, à quoi bon le départ ?
Où donc est la chaîne de la trame de notre vie ?
Que de corps délicats le monde brise
Où donc est partie leur fumée ?

 

Prends la coupe et le flacon, ô désir de mon cœur !
Joyeux, promène-toi dans le jardin et sur le bord des fleuves
Combien d'êtres charmants, le Ciel moqueur
a-t-il cent fois changés en coupes et cent fois en flacons

16-          Khayyâm utilise son nom, parle de lui-même dans ces quatrains. Des quatrains qui vont dans le même sens que les non-signés. Cela peut peut-être prouver leur authenticité. (4 quatrains)

Sois heureux, Khayyâm, si tu es ivre
si tu reposes près d'une aimée aux joues de tulipe, sois heureux
puisque à la fin de tout tu seras le néant
rêve que tu n'es plus, déjà sois heureux

 

Combien de temps jetterai-je des pierres dans la mer !
Je suis écœuré des idolâtres de la pagode:
Khayyâm ! Qui peut assurer qu’il habitera l’Enfer ?
Qui donc jamais visita l’Enfer ? Qui, jamais, revint du Ciel ?

Khayyâm, qui travailla aux tentes de la sagesse,
Tomba dans le brasier de la tristesse et fut consumé d’un seul coup;
Les ciseaux du destin ont coupé la corde de sa tente,
Et le marchand d’espoir l’a vendu pour une chanson.

 

Khayyâm, pourquoi pleurer ainsi sur tes péchés ?
Que gagnes-tu en te livrant à une telle tristesse ?
Puisque la Miséricorde n’est pas pour les justes,
Et ne s’éveille qu’aux bruits de nos péchés, pourquoi gémir ?

17-          On trouve ici une certaine tendance mystique de recherche de la vérité. Cette série de quatrains nous permet d’avancer l’idée de retraite méditative et de réflexion via les rituels mystiques. (12 quatrains)

Tant que j'aurais un peu de pain à portée de ma main
une gourde de vin et un morceau de viande
et que nous pourrons tous les deux nous asseoir dans la solitude
aucun sultan ne m'aura pour convive dans ses plus somptueux festins

Ce que je veux, c'est une goutte de vin couleur de rubis et un livre de vers
et la moitié d'un pain, assez pour soutenir ma vie
Et si je suis alors assis près de toi, même en quelque lieu désert et désolé
je serais plus heureux que dans le royaume d'un sultan

O âme, si tu peux te nettoyer de la poussière de ton corps
esprit nu, tu planeras dans le ciel
L'Empyrée sera ton séjour, mais que ce soit ta honte
si tu y parviens en étant encore un habitant de la terre

 

Hier soir, j'ai brisé ma coupe contre une pierre
la tête me tourna d'avoir pu faire une telle chose
et la coupe m'a dit dans sa langue mystique
" J'ai été comme toi, tu seras comme moi un jour "

 

Si tu désires aller vers Lui, quitte femme et enfants
courageusement sépare-toi de tes proches et de tes amis
n'importe qui, sur ta route, te retarde
comment voyager avec de tels obstacles ?…Ecarte - les !

 

Au-delà du jour de la Création, au-delà des cieux, mon âme
Cherchait la Tablette et le Kalam, et le Ciel et l’Enfer ;
Le maître enfin m’a dit, lui dont l’esprit est plein de clarté: 
  «  La Tablette et le Kalam, le Ciel et l’Enfer sont en toi.

 

Dans la cellule et à l’école, au monastère et à la synagogue
S’abritent ceux qui redoutent l’Enfer et recherchent  le Ciel.
Celui qui connaît les secrets de Dieu
Ne sème pas de telles semences dans le cœur de son cœur.

 

O cœur, laisse un moment la société des malades d'amour
Cesse pour un moment d'être absorbé par ces choses frivoles
va rôder au seuil des derviches
Peut-être faut-il que tu sois un moment des Reçus ?

 

Ceux dont les croyances sont basées sur l'hypocrisie
veulent faire une distinction entre l'âme et le corps
Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme
et qu'il donne conscience d'une parfaite unité

Nous avons préféré au monde un petit coin et deux pains
et nous nous sommes sevrés du désir de sa fortune et de sa magnificence
Nous avons acheté la pauvreté avec notre cœur et notre âme
nous avons, dans la pauvreté, découvert de grandes richesses

 

Pour celui qui comprend les mystères du monde
la joie et la tristesse sont identiques
puisque le bien et le mal doivent tous deux finir
qu'importe que tout soit peine, ou remède

 

Derviche, arrache de ton corps ce voile fleuri d'arabesques
plutôt que de sacrifier à ce voile ton corps
Va, jette sur tes épaules la bure de la Pauvreté
et des tambours battront pour toi, dans ton cœur, des marches royales

 

Divers : ces quatrains ne donnent pas un message particuliers: (19 quatrains)

 

Le vin a le rouge des roses, le verre est plein de l'eau des roses
peut-être !
Dans l'écrin de cristal est un rubis très pur
peut-être !
Dans l'eau est un diamant liquide
peut-être !
Le clair de lune est le voile du soleil
peut-être !

Tant de générosité, tant de tendresse en commençant ! Pourquoi ?
Et m'avoir abreuvé de délices et de caresses Pourquoi ?
Maintenant que tu ne songes qu'à déchirer mon cœur
Que t'ai-je donc fait? Une fois encore pourquoi ?

Ici-bas, il vaut mieux que tu te fasses peu d’amis ;
   Ne sors de toi-même que pour de brèves entrevues,
   Celui-là dont le bras te semble un appui,
   Examine le bien, et prends garde.

 

Mon cœur me dit : « J’ai le désir ardent d’une science inspirée :
« Instruis-moi, si tu en es capable « 
Je dis l’Ali; mon cœur reprit: » N’en dit pas davantage; 
« Si le Un est dans la maison, c’est assez d’une lettre. »

 

O toi dont la joue est modelée sur le modèle des roses sauvages !
Toi dont le visage est moulé comme celui des idoles de la Chine,
Hier ton amoureux regard changea le roi de Babylone
En un fou que le joueur fait manœuvrer sur l’échiquier.

 

De ceux qui tirent le pur vin de dattes,
Et de ceux qui passent la nuit en prières,
Pas un n’est sur un terrain solide, tous se noient
Il en est Un qui veille, les autres sont endormis.

La journée est belle, la brise est tiède et pure
la pluie a lavé la poussière qui ternissait la joue des roses
Le rossignol dit à la rose, en la langue antique et sacrée
" Toute ta vie, enivre-toi de chants suaves et de parfums ! "

O Shah, les astres t'ont destiné au trône de Khosrô
ils ont sellé pour toi le cheval impérial
quand ton coursier aux sabots d'or bouge
et pose le pied par terre, le sol se dore

Du sein des nues, les cieux font pleuvoir des fleurs
on dirait qu'ils sèment des corolles dans le jardin
Dans une coupe-lis je verse du vin rose
comme les nuées violettes répandent du jasmin

Voici la saison où la terre décore sous les brises du printemps
et laisse s'ouvrir des yeux, plein d'espoir de la pluie
Les mains de Moïse semblent argenter les jeunes branches
le souffle de Jésus s'exhale de la terre

Tous les matins la rosée emperle les tulipes
les violettes inclinent leurs têtes, dans le jardin 
en vérité, rien ne me ravit comme le bouton de rose
qui semble ramasser, autour de lui, sa tunique soyeuse

Si tu veux m'écouter, je te donne ce conseil
pour l'amour de Dieu, ne te revêts pas de la robe d'hypocrisie
La vie future c'est le toujours, ce monde n'est qu'un instant
ne vend pas le royaume d'éternité pour une seconde

Regarde mes mérites un à un, pardonne mes péchés par dizaine
pardonne tout péché passé, le compte en est à Dieu
Ne laisse ni l'air ni le vent attiser ta haine
pardonne-moi, par la poussière de la tombe de Mohamed !

Je ne suis pas toujours maître de moi-même…qu'y puis-je ?
Et je souffre pour mes actions…qu'y puis-je ?
Vraiment, je crois à ton pardon généreux
tant j'ai honte de penser que tu as vu mes actes…mais, qu'y puis-je ?

En t'aimant j'encours des reproches pour cent péchés
et si je manque à cet engagement, je paie une amende
Si je reste fidèle toute ma vie à ta cruauté, plaise à Dieu
j'ai un fardeau moins lourd à porter jusqu'au jour du jugement

Regarde les méfaits de cette voûte céleste
et vois ce monde vide…puisque les amis sont partis
Autant que tu le peux, vis un moment pour toi-même
ne goûte qu'au présente passé a l'odeur des Morts

Cette voûte céleste, pour ma perte et la tienne
vise nos âmes pures, la mienne et la tienne
Assieds-toi sur le gazon, mon Idole avant peu
ce même gazon croîtra de ma poussière et de la tienne

Vois, la brise a déchiré la robe de la rose
de la rose dont le rossignol était enamouré
faut-il pleurer sur elle, faut-il pleurer sur nous ?
La Mort viendra nous effeuiller et d'autres roses refleuriront

Tu ne te nourris que de la Fumée de la cuisine du Monde
Combien de temps gémiras-tu à propos de l'être et du non-être ?
Le capital que tu convoites s'use à réparer maintes brèches
mais tu perds ton temps à supputer un trésor qui ne t'appartient pas

 

18-          Enfin, on trouve un ensemble de quatrains divers dénués de message particuliers.(19 quatrains)

Le vin a le rouge des roses, le verre est plein de l'eau des roses
peut-être !
Dans l'écrin de cristal est un rubis très pur
peut-être !
Dans l'eau est un diamant liquide
peut-être !
Le clair de lune est le voile du soleil
peut-être !

Tant de générosité, tant de tendresse en commençant ! Pourquoi ?
Et m'avoir abreuvé de délices et de caresses Pourquoi ?
Maintenant que tu ne songes qu'à déchirer mon cœur
Que t'ai-je donc fait? Une fois encore pourquoi ?

Ici-bas, il vaut mieux que tu te fasses peu d’amis ;
   Ne sors de toi-même que pour de brèves entrevues,
   Celui-là dont le bras te semble un appui,
   Examine le bien, et prends garde.

 

Mon cœur me dit : « J’ai le désir ardent d’une science inspirée :
« Instruis-moi, si tu en es capable « 
Je dis l’Ali; mon cœur reprit: » N’en dit pas davantage; 
« Si le Un est dans la maison, c’est assez d’une lettre. »

 

O toi dont la joue est modelée sur le modèle des roses sauvages !
Toi dont le visage est moulé comme celui des idoles de la Chine,
Hier ton amoureux regard changea le roi de Babylone
En un fou que le joueur fait manœuvrer sur l’échiquier.

 

De ceux qui tirent le pur vin de dattes,
Et de ceux qui passent la nuit en prières,
Pas un n’est sur un terrain solide, tous se noient
Il en est Un qui veille, les autres sont endormis.

La journée est belle, la brise est tiède et pure
la pluie a lavé la poussière qui ternissait la joue des roses
Le rossignol dit à la rose, en la langue antique et sacrée
" Toute ta vie, enivre-toi de chants suaves et de parfums ! "

O Shah, les astres t'ont destiné au trône de Khosrô
ils ont sellé pour toi le cheval impérial
quand ton coursier aux sabots d'or bouge
et pose le pied par terre, le sol se dore

Du sein des nues, les cieux font pleuvoir des fleurs
on dirait qu'ils sèment des corolles dans le jardin
Dans une coupe-lis je verse du vin rose
comme les nuées violettes répandent du jasmin

Voici la saison où la terre décore sous les brises du printemps
et laisse s'ouvrir des yeux, plein d'espoir de la pluie
Les mains de Moïse semblent argenter les jeunes branches
le souffle de Jésus s'exhale de la terre

Tous les matins la rosée emperle les tulipes
les violettes inclinent leurs têtes, dans le jardin 
en vérité, rien ne me ravit comme le bouton de rose
qui semble ramasser, autour de lui, sa tunique soyeuse

Si tu veux m'écouter, je te donne ce conseil
pour l'amour de Dieu, ne te revêts pas de la robe d'hypocrisie
La vie future c'est le toujours, ce monde n'est qu'un instant
ne vend pas le royaume d'éternité pour une seconde

Regarde mes mérites un à un, pardonne mes péchés par dizaine
pardonne tout péché passé, le compte en est à Dieu
Ne laisse ni l'air ni le vent attiser ta haine
pardonne-moi, par la poussière de la tombe de Mohamed !

Je ne suis pas toujours maître de moi-même…qu'y puis-je ?
Et je souffre pour mes actions…qu'y puis-je ?
Vraiment, je crois à ton pardon généreux
tant j'ai honte de penser que tu as vu mes actes…mais, qu'y puis-je ?

En t'aimant j'encours des reproches pour cent péchés
et si je manque à cet engagement, je paie une amende
Si je reste fidèle toute ma vie à ta cruauté, plaise à Dieu
j'ai un fardeau moins lourd à porter jusqu'au jour du jugement

Regarde les méfaits de cette voûte céleste
et vois ce monde vide…puisque les amis sont partis
Autant que tu le peux, vis un moment pour toi-même
ne goûte qu'au présente passé a l'odeur des Morts

Cette voûte céleste, pour ma perte et la tienne
vise nos âmes pures, la mienne et la tienne
Assieds-toi sur le gazon, mon Idole avant peu
ce même gazon croîtra de ma poussière et de la tienne

Vois, la brise a déchiré la robe de la rose
de la rose dont le rossignol était enamouré
faut-il pleurer sur elle, faut-il pleurer sur nous ?
La Mort viendra nous effeuiller et d'autres roses refleuriront

Tu ne te nourris que de la Fumée de la cuisine du Monde
Combien de temps gémiras-tu à propos de l'être et du non-être ?
Le capital que tu convoites s'use à réparer maintes brèches
mais tu perds ton temps à supputer un trésor qui ne t'appartient pas

 

     En somme, ces grands ensembles fournissent assez d’éléments pour imaginer que Khayyâm, poète et savant, est une seule et même personne. Il utilise une forme poétique d’origine folklorique comme le vecteur de culture, de savoir, y intègre les points de vues philosophiques de son maitre Avicenne sous forme de questionnement et d’ironie, utilise des signifiants et des concepts liés à l’astronomie. Les thèmes que l’on trouve dans les poèmes signés de sa main sont tout à fait cohérents avec l’ensemble supputé de sa plume. Partout, pouvoir politique et religions sont critiqués.

Des questions se posent cependant. Est-ce qu’autant de signifiants nous poussent vers les astres et le Ciel ? Cet accent mis sur l’importance du raisonnement, en lieu et place des croyances, ne constitue-t-il pas un pont vers la pensée d’un mathématicien philosophe et astronome ?

     Mais ce débat nous fait dévier de notre chemin. Nous voulons nous attacher à comprendre une œuvre majeure issue d’une culture, transmise par des poètes anonymes en tant que patrimoine de l’humanité.

     Le message profond de ces poèmes a suscité beaucoup d’attention et de curiosité. Alors pourquoi ne pas croire qu’on trouve ici un véritable vecteur de la culture perse, au même titre que le mysticisme ésotérique et l’épopée du Livre des Rois ?

     Peut-être ici pouvons-nous développer une nouvelle idée. La montée contemporaine d’un certain ésotérisme athée et laïc, qui fait suite aux expériences chamaniques vieilles de plusieurs milliers d’années, pourrait traduire une ligne indépendante. Des religions d’une part, de la philosophie d’autre part.

 

« Fuis l'étude de toutes les sciences cela vaut mieux
natte en jouant les boucles de l'aimée cela vaut mieux
avant que le sort ne répande ton sang
répands le sang de la bouteille dans ta coupe cela vaut mieux. »

 

          On trouve là une déclaration qui incite à abandonner les deux mondes – métaphysique et physique – au profit d’un troisième lieu.

 

« Ah ! Ma barbe a balayé le seuil de la taverne !
J'ai dit adieu au bien et au mal des deux mondes
s'ils tombent dans ma rue comme deux balles
tu me trouveras, si tu me cherches, dormant du sommeil de l'ivrogne. »

 

          Cette troisième forme d’existence dans l’univers peine à survivre, à cause de l’influence de la science et des institutions.

Je connais le dehors de l'être et du non-être
je connais l'intérieur de tout ce qui est haut et bas
pourtant, quelle honte de mon savoir
si je reconnaissais quelque chose de plus haut que l'ivresse !

Hier soir je suis allé dans l'atelier d'un potier
je vis deux mille pots, les uns parlaient, les autres gardaient le silence
Tout à coup, l'un d'eux s'écria, d'une voix agressive
où donc est le potier, l'acheteur et le marchand ?

 

 

Pour conclure, on doit retenir de ces quatrains un message de sagesse et de bon sens. N’importe quel système unique produit des guerres inutiles entre les croyants et les non-croyants. Nul ne connait la vérité. A tel point que la discussion autour du « système » devient inutile.

Cette méthode d’analyse posée, ce travail pourrait se poursuivre. L’étude plus minutieuse des mouvements de pensées en terres perses entre le 10ème et le 19ème siècle, et celle des liens entres les signifiants et la littérature pourraient être une piste d’approfondissement de ce travail.

 

 

 

 

 

[1] Différent façon d’écrire Khayyâm, khayyâm, Khayyām, Khayyam, Kháyyám, Khayam, Omar Khayyām; Omar Khayam; ʿUmar Khayyām; ´Umar-i-Khayyám; Omar Khèyam; Omar Kheyyam; Omar Keyyam; Omar Xayām; Omar Chajjám; Omar Alkhayyámí; Omar-i-Khajjam; Omar Qayyam; Omar Caiiam; Omar Chiam. …

 
[2] Nous utilisons les poèmes de Khayâmm traduit par Charles Grolleau, publié en 1902 réédité en 2008, traduits du persan sur le manuscrit de 1460 de la "Bodleian Library" d'Oxford, soit 158 quatrains traduits, en anglais par Fitzgerald (1859).

 
[3] «Il y a peu d'œuvres qui soient, autant que les quatrains d'Omar Khayam, admirées, rejetées, haïes, calomniées, condamnées, disséquées, et qui atteignent une renommée universelle, en restant pourtant méconnues. »

 
[4] Bibliographie chronologique des traductions des quatrains de Khayyâm :  http://biblioweb.hypotheses.org/5492

 
[5] Foroughi-Ghani ; 1943 ; « Quatrains de Khayyâm »,  Téhéran,
[6] «Ṣādiq Hidāyat ; 1993 ; « Les chants d'Omar Khayam » ; édition critique, Paris; Traduction de M- F Farzaneh et J. Malaplate,
[7] Attar : né en 1059   mort en 1146 ; Ferdowsi : né vers 940, mort vers 1020 ; Khayyâm  né en 1048  mort en 1131
[8] Abd al-Ḥusayn Zarrīnʹkūb , 2000 ; «  Dū qarn-i sukūt (Two Centuries of Silence) » Sukhan ; Teheran

 
[9] Monteil Vincent – Mansour, 1983 ; «  Khayyâm Quatrains… » ; Sindbad ; Paris 
[10] La revue de Tehran, Mensuel culturel Iranien en Langue Française, Numéro 59, octobre 2012 « Khayyâm, considéré de son vivant comme savant, est aujourd’hui célèbre pour ses poèmes. Peu de ses contemporains connaissaient ses quatrains et rares sont les historiens de l’époque qui le citent dans les anthologies de poètes. Le premier à le faire fut Emâdeddin Kâteb Esfahâni, dans son anthologie Farid al-Ghasr en 1193, soit presque une cinquantaine d’années après la mort de Khayyâm »

 
[11] Les quatrains du sage Omar Khayyâm de Nichâpour et de ses épigones, présentation, traduction et notes [par] Hassan Rezvanian. Paris : Imprimerie nationale, 1992. (La Salamandre) 637 robâyât traduits.

 
[12] Avery p. et Heath J., 1979; “ The Ruba’iat of Omar Khayyam”, Penguin Books, Londre, page 21: “ les mots ‘Autorité en Vérité’, es la traduction de titre :  ‘ Hujjatu’l-Haqq’ , utilisé seulement pour les hommes bien savant. C’été le titre utilisé pour Avicenne, après à Ali ibn Ziad, Khayyâm, était le second, connue comme maitre préfet de la totalité des sciences exact et philosophie de son époque… »

 
[13] Idem 9, Page 14, «  Un siècle après la mort d’Omar Khayyâm, … les Musulmans ne le ménageaient guère : « un malheureux philosophe, athée et matérialiste, disait Shaykh Najm ad-Dîn en 1223 ; «  un homme détestable, mais un astronome sans pareil,…. »
[14] Idem 9, Pages 14, «  Cependant, dès le XIVème et le XVème siècles, les copies manuscrites des quatrains se multiplient.»

 
[15] Fauchécour ( de) C.H; 2006 ; « Le Divân ; Hâfez de Chiraz » ; Verdier ;Paris
[16] Idem 15
[17] Idem 12
[18] Les rois du « Livre des Rois", épopée persane, Ferdowsi : 940 - 1020 

 
[19] La littérature persane a pris comme exemple les liens très fort entre Mahmoud Ghaznavi l’un des gouvernant important de dynastie GHaznavian (975 -1187),  constitué par les régions du Khorâsan, de Ghaznî et du Panjâb et son esclave Ayaz.

 
[20] Yazdân est le Dieu en religion zarathoustrian
[21] Selon Coran, Kausar est un ruisseau au  paradis que la totalité des ruisseaux découlent de ce ruisseaux
[22] Idem 18
[23] Idem 18
[24] Mah jusqu'à Mahi : (de la lune au poisson), une expression persane, pour dire les deux limité haut et bas de l’univers
[25] Vin Moghâni : vin lié au moghân, pluriel de mogh. Mogh  équivalant Mage désigne à l'origine les disciples de Zarathoustra.

 
[26] Nymphes : sont des déesses subalternes associées à la nature présentes dans de nombreuses mythologies, selon Coran, les belles femmes promis aux fideles au paradis.
[27] Échanson
[28] Fée
[29] La sunna (sunnat) selon le coran, englobe les règles « ou lois » de Dieu.